Apprendre par cœur

Au hasard de la lecture d’un tweet écrit par un père racontant que l’institutrice de son jeune enfant lui a imposé d’apprendre par cœur un chapitre entier du « Petit Prince », des souvenirs d’enfance me sont revenus et ont provoqué une nuit d’insomnie et de cauchemars. Je me suis dit que je devais écrire ce billet pour exorciser ce traumatisme de jeunesse que je pense être en partie à l’origine de ma phobie scolaire.

Répéter cent fois, mille fois quelque chose qu’on ne retiendra que quelques heures, se dégouter du texte qu’on doit apprendre par cœur jusqu’à la révulsion, je vois cela comme un épouvantable gâchis. Quel texte, d’ailleurs, mérite d’être sacralisé ainsi ? Je me souviens du sentiment d’être transformé en une machine à répéter, des heures gâchées qui auraient pu être utilisées à analyser, comprendre le sens du texte et à en apprécier la beauté, à prendre plaisir à le lire plutôt que de le voir comme une sorte de punition.

Je ne parviens pas à trouver les mots pour décrire ce que m’inspirait l’apprentissage par cœur. Quand une personne enseignante m’imposait un tel devoir, c’était un peu comme si, par une belle journée ensoleillée, un orage arrivait et que j’étais frappé par la foudre. Je perdais d’un seul coup toute joie de vivre. Répéter à l’infini un texte dans le seul but de pouvoir le déclamer à l’identique – et en sachant qu’il serait sorti de ma mémoire dès le lendemain – me faisait horreur, au même niveau que les punitions collectives. Je le percevais comme une forme de violence morale et j’aurais préféré recevoir une gifle qu’un devoir de cette sorte honnie.

Bien plus tard, à l’âge adulte, il m’est arrivé de tenter de retenir ma chanson préférée (L’aigle noir) mais je n’y suis jamais parvenu. Les mots me fuient, je les remplace par d’autres. Peut-être est-ce une conséquence du traumatisme des apprentissage par cœurs de mon enfance. Je me demande si à vouloir me forcer à retenir des textes, mes enseignantes et enseignants ont réussi à créer un véritable blocage qui a aboutit à l’inverse de ce qui était recherché, c’est à dire à entraver mes capacités mnésiques. L’enfer est, dit-on, pavé de bonnes intentions. Mais peut être la cause est-elle autre.

Étant devenu enseignant, je mets toute mon énergie à convaincre mes élèves de réfléchir, analyser, s’approprier intellectuellement les méthodes, modèles, concepts et leur logique sous-jacente plutôt que de tenter d’imiter ou reproduire telle ou telle suite d’actions enregistrées qui ne sont applicables que dans des cas particuliers et ne permettent pas, le plus souvent, de s’adapter à une nouvelle situation.

Pour autant, je n’ai rien contre le fait de connaître par cœur des phrases, textes, mots de passe ou tout autre données utiles. Mon cerveau retient spontanément les informations dont il a souvent besoin. Suis le seul dans ce cas ? J’en serais étonné. Mais il résiste à toute tentative de d’y rentrer en force une connaissance non désirée.

Voici quelques éléments de réflexion que j’ai enregistrés sur mon dictaphone pendant ma nuit d’insomnie. Je les donne à l’état brut. Il y a des répétitions. Peut être qu’un jour j’aurai le temps d’en faire quelque chose, ou d’en discuter avec une ou un spécialiste de neurosciences et/ou sciences cognitives.

Je pense qu’aucune œuvre, aucun texte d’origine humaine ne mérite d’être sacralisé au point d’être gravé sous la contrainte dans la mémoire d’un enfant.

3h30 du matin

Il y a peu de phrases qui méritent d’être gravées dans notre mémoire par des centaines de répétitions pendant des mois ou des années, et ces quelques phrases là ne doivent pas être imposées mais doivent être choisies par chacune et chacun. Je pense à une phrase d’un célèbre poème de Nicolas Boileau qui me plait beaucoup (bien que ce qu’elle exprime soit peut-être faux…) : Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. C’est évidemment le sens qui est important, mais la phrase est tellement bien écrite que j’ai envie de la retenir. Rien que pour retenir une telle phrase, il me faut des centaines de répétitions espacées et je finirai de toutes façons par l’oublier, en retenant uniquement l’idée exprimée. Mais je pense qu’on ne doit pas imposer aux gens de retenir de telles phrases choisies par autrui.

3h38 du matin

Lorsque je parle de la souffrance liée à l’apprentissage par cœur dans mon enfance, il ne s’agit pas d’une l’hypothèse, d’une théorie, ou d’un raisonnement scientifique. Il s’agit d’un témoignage . Mais ce rejet que j’avais pour l’apprentissage par cœur ne m’a pas du tout empêché de poursuivre des études très loin, jusqu’au doctorat, et même plus loin encore jusqu’à l’HDR, qui est le diplôme le plus élevé en France. À aucun moment, pendant ces études de scientifiques je n’ai appris quoi que ce soit par cœur. Au contraire j’ai toujours essayé de réfléchir, de raisonner et d’analyser la structure sous-jacente aux choses. J’ai toujours privilégié le raisonnement. Mais bien évidemment, le fait de ne pas apprendre par cœur n’empêche pas du tout de connaître par cœur certaines choses. C’est très différent car le cerveau retient par lui-même les informations dont il a souvent besoin, et ceci de manière spontanée et naturelle.

3h51 du matin

Je me rappelle que l’apprentissage par cœur était l’approche pédagogique qui était utilisé au catéchisme par le curé du village. On devait apprendre par cœur des questions et leur réponses. C’était plus facile que l’apprentissage par cœur imposé à l’école parce que les questions et les réponses tenaient en une seule phrase. Pour autant, bien sûr, je ne retenais pas ces questions et ces réponses plus d’une journée. Avec une grande difficulté, j’arrivais à les restituer dans les deux heures qui suivaient l’apprentissage, c’est-à-dire au moment de la séance de catéchisme, mais le lendemain ou le surlendemain, je les avais complètement oubliées.

3h59 du matin

Plutôt qu’apprendre par cœur les choses, je préfère m’attacher au sens et tenter un apprentissage et une compréhension en profondeur plutôt qu’en surface.

4h13 du matin

Tout ceci n’est pas très structuré, mais en parler m’aura peut être soulagé. Merci de m’avoir lu.