Un des objectifs des sciences de l’éducation est de proposer des méthodes ou approches pédagogiques permettant d’améliorer l’efficacité des apprentissages, et de valider ces méthodes par des données probantes issues d’expérimentations à suffisamment grande échelle.
La plupart des systèmes éducatifs organisent les enseignements en présence, au sein de classes, souvent constituées de personnes du même âge, devant acquérir les mêmes savoirs à même échéance. L’efficacité d’une approche pédagogique se mesure généralement par le taux de réussite, c’est à dire la proportion des élèves ayant atteint les objectifs d’apprentissage au terme de la période d’enseignement.
Progresser ensemble
L’idée de « progresser ensemble », à l’échelle d’une classe ou d’une promotion, est sous-jacente à l’organisation et aux pratiques pédagogiques de la plupart des systèmes éducatifs et établissements d’enseignement à l’échelle planétaire.
Je propose d’illustrer ce principe par une course cyclistes qui comporte plusieurs étapes, et dont le but est que le plus grand nombre possible de personnes participantes atteignent l’arrivée. Les étapes représentent des objectifs d’apprentissage intermédiaires, qui sont des prérequis pour les suivants.
À chaque période de la course, toutes les personnes participantes partent de la même étape et doivent parcourir un même tronçon jusqu’à l’étape suivante. Il y a un peloton d’élèves qui, dans un effort partagé (ou ressenti comme tel), progressent à un même rythme. Certaines personnes se détachent du peloton et arriveront en avance. D’autres décrochent, sont en difficulté, mais les personnes enseignantes vont les aider (sans pédaler à leur place) à atteindre la prochaine étape à temps pour repartir avec les autres au début de la période suivante.
Les approches défendues par de nombreux spécialistes en raison des résultats probants obtenus à grande échelle, comme l’enseignement explicite, ne dérogent pas à cette règle. Un des principes de cette méthode est de faire en sorte, dans les limites du possible, que les personnes en difficulté, progressant moins vite que les autres, puissent rattraper leur retard en bénéficiant d’un soutien et d’une rétroaction adaptés, voire d’activités de remédiation.
L’idéal pédagogique illustré par la parabole de la course cycliste n’est pas de mettre en compétition les personnes participantes, mais de maximiser le nombre de celles qui réussissent à terminer avec succès une session d’enseignement en validant les compétences acquises par une évaluation sommative. Cet idéal de « progresser ensemble » est très séduisant, ancré dans notre culture collective, mais il faut que les élèves d’une même cohorte ou d’une même classe aient des bagages, prérequis et capacités suffisamment homogènes pour que chacun et chacune puisse pleinement bénéficier de l’enseignement dispensé.
Permettre à chaque élève de progresser au mieux
L’idéal pédagogique que j’ai adopté depuis une quinzaine d’années est différent. Il s’agit de permettre à chaque personne apprenante de progresser au mieux, sous réserve de fournir les efforts nécessaires.
Si on transpose ce principe à une course cycliste, on a toujours un itinéraire constitués de tronçons, séparés par des étapes. Toutes les personnes participantes partent en même temps, mais chacune progresse à son meilleur rythme possible. Tout le monde n’a pas les mêmes objectifs à court et plus long terme. Chaque personne progresse au mieux de ses possibilités sur le tronçon où elle se trouve, avec l’aide (rétroaction, évaluation formative, soutien…) de la personne enseignante. L’accueil est assuré en permanence à chaque étape. À chaque période de la course, les cyclistes se répartissent sur différents tronçons. À la fin, tous les élèves n’ont pas atteint l’arrivée, mais chacun et chacune a (idéalement) tiré le meilleur profit possible de ses efforts.
La puissance de ce principe réside dans le fait que si chaque personne apprenante progresse au mieux de ses possibilités et qu’elle est capable de réussir, alors elle réussira. Si ce principe est applicable et appliqué, il permettra donc de maximiser le taux de réussite.
Cet idéal n’est pas du tout évident à atteindre, mais il me semble qu’il ouvre une porte vers des pédagogies adaptées à un public très hétérogène, dans la perspective d’une société où l’on apprend tout au long de la vie. Je suis enclin à penser que cette approche peut être bénéfique dans le primaire et le secondaire, bien qu’elle implique de revoir en profondeur l’organisation des enseignements, jusqu’à la notion même de classe dans l’acception actuelle du terme.
Dans le supérieur, et spécialement à l’université, je suis convaincu de son utilité. Pour reprendre la parabole de la course cycliste, dans les unités d’enseignement où j’interviens, c’est comme si au départ de la course, des personnes de tous niveaux et de toutes conditions physiques se présentaient, dûment inscrites, mais que certaines de ces personnes aient besoin de 10 journées pour atteindre la première étape, alors que d’autres pourraient atteindre la deuxième étape en une seule journée.
L’idée de permettre à chaque personne apprenante de progresser à son propre rythme semble absente de la plupart des lieux d’enseignement, tels que les écoles lycées, collèges ou universités, du moins à l’échelle des classes ou promotions. En revanche, elle est omniprésente dans la vie quotidienne. Lors de la prime enfance, on apprend à parler, marcher, lasser ses chaussures, faire du vélo, de cette manière. Ensuite, presque tous les apprentissages « sur le terrain » se font ainsi, par exemple dans le cadre domestique, de loisirs créatifs ou sportifs, ou au sein des entreprises pour l’acquisition de nombreuses compétences professionnelles. Un exemple remarquable est la préparation du permis de conduire. Je connais une personne, par ailleurs capable de progresser très vite dans d’autres domaines de compétence, qui a eu besoin de 140 heures de formation à la conduite pour l’obtenir, alors que la moyenne est de 35 heures. En adaptant la vitesse et la durée de leur apprentissage à leurs capacités, une grande majorité des gens entreprenant de se former à la conduite automobile atteignent leur objectif après un nombre variable d’évaluations sommatives de leurs compétences.
Au regard des expérimentations que j’ai menées, et qui ont toujours obtenu l’adhésion massive de mes étudiantes et étudiants, je pense que le principal obstacle à la mise en œuvre du principe de progression optimale est d’ordre économique. Lorsqu’une personne enseignante à la charge d’un groupe de 30 personnes apprenantes pendant une heure, elle ne peut, en moyenne, consacrer que 2 minutes à chacune d’elles ! Dans de telles conditions, il est difficile de gérer une différenciation des objectifs d’apprentissage. Toutefois, je suis convaincu qu’une utilisation appropriée de la technologie numérique peut changer la donne, en particulier lorsque les personnes apprenantes sont en âge de développer une certaine autonomie d’apprentissage.