Autoriser les étudiantes et étudiants à ne pas participer à tous les TD en présence, leur permettre de les remplacer par des activités en autonomie, c’est commettre une sorte de sacrilège dans un univers où l’assiduité aux enseignements en présence est considéré comme un facteur primordial de réussite.
D’ailleurs, il y a 10 ans, j’expliquais à mes élèves que s’il est tout à fait possible d’apprendre seul, mes enseignements étaient spécifiquement conçus pour être dispensés en présence et que manquer des cours, TD ou TP pouvait ralentir leur progression au point de compromettre leur réussite.
Pourquoi un tel changement de position ?
J’ai fait évoluer mon matériel pédagogique vers des ressources d’auto-apprentissage conçues pour permettre à chaque élève d’atteindre les objectifs grâce à des activités réalisées en autonomie, en étant suivi et aidé, selon ses besoins, par une personne enseignante.
Pourquoi une telle évolution ?
- Parce qu’un tel matériel élargit les approches pédagogiques et les modes d’enseignement possibles. Il est parfaitement utilisable dans le cadre d’un enseignement frontal simultané ou d’une séance de TD en mode simultané, mais aussi en enseignement explicite, en pédagogie de la maîtrise, en présence, à distance, pour de la remédiation ou des devoirs à la maison, des révisions espacées, des préparations assignées aux élèves avant un cours magistral, et même pour des pratiques de classe inversée.
- Parce que les cohortes de personnes apprenantes suivant mes enseignements sont extrêmement hétérogènes, au points que certaines personnes maîtrisent déjà une parties des compétences à acquérir, ou sont capables de les acquérir dans un délai 10 ou 100 fois plus court que d’autres personnes qui sont en grande difficulté et / ou auxquelles il manque des prérequis. Donc quelle que soit la pédagogie utilisée, si on veut donner à toutes les personnes apprenantes la possibilité de progresser, il faut fournir des ressources permettant à au moins une partie d’entre-elles de travailler avec une certaine autonomie.
- Parce que j’ai constaté que, spontanément, beaucoup d’élèves recherchent et exploitent des tutoriaux sur le WEB, et parfois même exploitent en priorité ce matériel plutôt que les notes prises en cours ou les documents fournis. Cela peut parfois s’avérer contreproductif lorsque ces ressources exogènes ne sont pas alignées avec les objectifs pédagogiques. Plutôt que de combattre la propension de ces personnes, de plus en plus nombreuses, à utiliser des ressources self contained et attrayantes disponibles sur le WEB, autant leur proposer des ressources en ligne riches, de qualité, mais parfaitement alignées sur les objectifs pédagogiques.
L’approche pédagogique
Abordons maintenant l’approche pédagogique. Tous mes choix dans ce domaine sont guidés par un idéal :
Permettre à chaque personne apprenante de progresser aussi vite que le permettent ses efforts et ses capacités.
- progresser : Atteindre et valider des objectifs.
- capacités : Au regard des différences de prérequis et de vitesse d’apprentissage, il serait illusoire de penser que toutes les personnes inscrites à une unité d’enseignement (UE), même extrêmement motivées, puissent atteindre tous les objectifs au cours des 14 semaines d’enseignement d’un semestre universitaire. En particulier, certaines de ces personnes n’ont pas tous les prérequis.
- efforts : Certaines personnes ne peuvent pas ou ne souhaitent pas consacrer tout leur temps et toute leur énergie à une seule unité d’enseignement, ou même à leurs études. Quels qu’ils soient, les efforts consentis doivent être aussi productifs que possible.
J’ajoute qu’il me parait souhaitable de développer autant que possible les capacités de mes élèves à apprendre de manière autonome. Outre que j’ai appris seul, hors des salles de classe, 90% de ce que j’enseigne aujourd’hui, je ne crois pas au concept d’une société apprenante dans laquelle la formation tout au long de la vie se ferait dans un contexte scolaire. Je pense que le meilleur service à rendre à mes élèves est de les amener à être capables d’apprendre par eux-mêmes.
Quel type de pédagogie est adaptée à un tel dessein ?
Je n’ai pas de certitude, mais je suis convaincu qu’il faut limiter les interventions et activités en mode simultané. L’approche que je privilégie est basée sur une différenciation des objectifs d’apprentissage dans le but de permettre à chaque élève de progresser à un rythme optimal. Elle reprend certains éléments de la pédagogie de maîtrise introduite par Bloom à la fin des années 1960 : définition claire des objectifs, rôle central des prérequis, flexibilité du temps d’apprentissage, évaluations formatives, reprise de l’évaluation, rétroaction, mais avec toutefois des différences. Dans le modèle de la pédagogie de maitrise, des remédiations permettent aux élèves en difficulté de rattraper leur retard de façon à ce que toute la classe atteigne certains objectifs à chaque étape d’un curriculum commun. Comme je l’ai évoqué précédemment, une telle politique me parait inapplicable dans le contexte où j’enseigne. Les différences de niveaux, de prérequis, de vitesse d’apprentissage sont trop importantes.
Au lieu de cela, chaque élève adapte ses objectifs et son curriculum en fonction de sa vitesse de progression. Les personnes les moins rapides sont invitées à renoncer à certains objectifs inatteignables afin de consacrer le temps nécessaire aux objectifs atteignables, plutôt que de tenter de couvrir tout le programme pour finir par ne presque rien maitriser. Au contraire, des objectifs supplémentaires sont proposés aux élèves les plus rapides. La personne enseignante conseille, mais n’impose pas. Chaque personne apprenante reste libre d’appliquer ou non les conseils qui lui sont donnés.
Concrètement, je limite les séances d’exposés frontaux simultané au profits d’activité d’apprentissage autonome accompagnées et encadrées par la personne enseignante. Lors de ces activités, les élèves exploitent des documents papiers ou – sous réserve de disposer de l’équipement nécessaire – numériques.
Les objectifs du décloisonnement
Pourquoi proposer aux élèves qui le souhaitent de réaliser certaines activités en autonomie hors les murs des salles de classe ?
- Pour améliorer leur qualité de vie. Si les étudiantes et étudiants qui suivent mes enseignements peuvent avoir moins de contraintes et plus de liberté sans que cela nuise à l’efficacité de leur apprentissage, alors je ne vois aucune raison de les en priver. Le mode d’enseignement en présence n’est en aucun cas un objectif. C’est juste un moyen. L’objectif c’est de transmettre un savoir, dans une acception large du terme, c’est à dire transmettre des connaissances et des compétences.
- Pour améliorer les conditions d’apprentissage. Les élèves les plus autonomes ont la possibilité de choisir leurs lieux et horaires de travail. Les autres bénéficient de salles moins remplies lors des activités en présence, ce qui implique moins de bruit et une personne enseignante plus accessible.
- Pour améliorer l’efficacité de l’apprentissage. Le travail en autonomie permet de répartir son temps d’apprentissage en séances plus courtes. Par exemple, deux heures de TD en présence peuvent être remplacées par deux séances d’une heure ou quatre de trente minutes. Il est prouvé qu’une telle répartition apporte un bénéfice en termes d’efficacité d’apprentissage. Beaucoup d’élèves ne disposent pas d’ordinateur portable lors des enseignements en présence. Les activités à domicile leur permettent d’utiliser d’un ordinateur, donc d’avoir accès à des ressources numériques pouvant être particulièrement bénéfiques pour certains apprentissages. (Exemple : la programmation en langage C.)
- Pour améliorer les conditions d’enseignement. Dans des salles moins bondées, la personne enseignante a plus de facilité à circuler, à s’approcher d’une personne apprenante, et même à s’assoir à côté d’elle pour lui donner des explications. Lors du suivi à distance, la personne enseignante dispose d’un environnement de travail optimal : grands écrans, plan de travail spacieux, écosystème numérique avec ordinateur fixe et tablette, accès facile à toutes les informations permettant d’aider les élèves, canal de communication privé et historique des échanges avec chaque élève.
- Pour plus d’équité. Le décloisonnement permet d’offrir à chaque personne apprenante les conditions les plus favorables pour développer son potentiel et optimiser l’efficacité de son travail. Ces conditions ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
Pourquoi imposer certaines activités en non présentiel ?
A mon sens, la seule justification – hors contraintes sanitaires strictes ou nécessité matérielle – est de permettre aux élèves de réaliser des activités qui ne seraient pas aussi efficientes en présence, ou de bénéficier d’un soutien qui serait moins efficace en présence.
Je pense par exemple à des évaluations formatives, donnant lieu à un échange en ligne entre chaque élève et une personne enseignante dont le but serait d’amener la personne apprenante à comprendre et corriger elle-même ses erreurs. Une telle activité ne me paraît pas praticable efficacement sur papier, au regard des conditions de travail en présence à l’université, et les ressources disponibles ne permettent pas de l’envisager en présence dans une salle équipée d’ordinateurs.
Constats et résultats
J’espérais montrer deux choses :
- Certains élèves sont suffisamment autonomes pour atteindre tous les objectifs sans participer à toutes les séances d’enseignement en présence, dès lors qu’iels bénéficient des ressources pédagogiques adéquates et d’un accompagnement en ligne adapté à leurs besoins.
- L’autonomie des élèves susmentionnés permet aux personnes enseignantes de consacrer plus de temps aux personnes apprenantes en difficulté afin de favoriser leur réussite.
L’expérimentation a-t-elle répondu aux attentes ?
Oui et non. Le premier objectif a été validé au delà des espérances. Comme le montre ce nuage de points, un nombre significatif de personnes apprenantes ont obtenus de bons, voire d’excellents résultats sans participer ou en participant très peu aux séances de TD en présence. Et parmi celles ayant eu de bons résultats en étant assidues à ces séances, beaucoup ont travaillé de manière très autonome. Leurs rares questions allaient au delà des objectifs pédagogiques ou concernaient des erreurs dans les ressources d’apprentissage.
Concernant le deuxième point, les résultats ne sont pas probants, mais apportent des données intéressantes. Rien ne permet de suspecter la moindre perte de chances, puisque le taux de réussite global à la première session d’examen, de l’ordre de 70% des élèves actifs, est un des meilleurs observés depuis 10 ans. Mais je pense avoir sous-exploité le potentiel du décloisonnement des enseignements de TD. Je n’ai pas vraiment réussi à faire progresser toutes les personnes motivées en difficulté. Je pense toutefois avoir identifié les raisons de cet échec.
- Les premières évaluations ont été réalisées trop tardivement pour permettre de détecter suffisamment tôt les élèves en difficultés qui n’ont pas fait spontanément état de leur situation. Certaines de ces personnes n’étaient pas conscientes de leurs déficit de compétences, malgré les ressources d’auto-évaluations disponibles.
- Les conseils donnés aux personnes concernées étaient trop abstraits pour leur être pleinement utiles. Par exemple, je leur ai transmis une analyse détaillée des erreurs commises lors des contrôles continus, mais il n’est pas évident que ces personnes aient tiré un bénéfice de ces retours.
Être à la disposition des élèves en difficulté, prêt à répondre à leurs questions, n’est pas suffisant. Analyser leurs erreurs afin de leur donner une rétroaction explicative ne semble pas suffire non plus. Il faut amener les personnes concernées à identifier elles-mêmes leurs erreurs, à les comprendre, et a les corriger, avec une progressivité adaptée à chaque individu. C’est cette approche que je vais développer lors de la seconde expérimentation de décloisonnement prévue l’année prochaine.
Remarque concernant la partie gauche du nuage de points : on constate que la plupart des personnes ayant eu de mauvaises notes (inférieures à 8/20) ont peu participé aux TD en présence, et que les 8 personnes ayant eu les plus mauvaises notes ont très peu ou pas du tout participé à ses séances. Toutefois, il ne faut pas tomber dans le piège de confondre corrélation et causalité. Les données représentées indiquent la localisation géographique des élèves lors des créneaux de TD en présence et non la quantité de travail réalisée chaque semaine. Lorsque la présence en TD est obligatoire, on constate (1) que le taux d’absentéisme est important (au moins 10 personnes absentes, pour un effectif théorique de 30, au delà des trois ou quatre premières semaines), (2) que toutes les personnes présentes ne sont pas concentrées sur les activités d’apprentissage proposées, et (3) que le taux d’échec est au moins aussi élevé que celui observé cette année.